5e épisode de la Vie sans contact – journal d’Italie

Le jour où les premières mesures de discrimination des non vaccinés furent appliquées (avec des tolérances partielles pour les “testés négatifs”), je me réveillai avec un sentiment d’angoisse. Une boule s’était nouée dans mon ventre et elle enflait à mesure que mes pas me conduisaient à l’école. Partagée entre la peur, la colère et l’espoir en un reste d’humanité, je tenais la main des enfants sans pouvoir leur adresser la parole. Les palais aux façades sculptées, les fresques colorées, les statues, l’ocre des murs, les niches abritant des petites Mères de miséricorde, qui m’avaient si longtemps enchantée, étaient noyés dans un brouillard. Plus rien n’avait de goût.

Une seule question me hantait : allais-je vraiment devoir rester à la porte? Cette école catholique, qui prône l’accueil de tous, allait-elle vraiment me rejeter, me trahir, m’arracher mes enfants à l’entrée, me regarder comme intouchable? La perspective d’un “oui” me faisait littéralement trembler. Ce “oui” n’aurait pas seulement signifié le rejet de ma propre personne, mais le reniement abject des bases mêmes du christianisme : le rejet du rejet.

Mon coeur battait à tout rompre quand j’ai franchi avec les enfants le porche d’entrée. Une employée de l’école, en petit tablier bleu, contrôlait effectivement les “pass”. Elle pointait aussi son pistolet-thermomètre sur le front des bambins. Quel geste atroce! À quoi habituait-on les enfants? Mon tour arriva.

– Green pass?

– Non. Mais j’ai une attestation médicale disant que je ne peux pas recevoir ce vaccin.

– Ah, bon, je ne sais pas… Il faut que je demande…

Je suis entrée par effraction. Telle fut du moins mon impression. La secrétaire rappliqua immédiatement. Elle qui m’appelait depuis plus d’un an son amie. Elle semblait vouloir se saisir de moi, qui étais déjà devant la porte de la classe de ma fille, âgée de 3 ans. Je fis voir mon certificat.

– Ca ne suffit pas, me dit-elle, tu dois avoir un pass. Il faut aller au centre de vaccination. C’est compliqué d’avoir une dérogation. Ca ne suffit pas, ton papier. C’est un médecin français? Non, ça ne va pas. Tu ne devrais pas être rentrée. Tu n’as pas le droit, c’est injuste par rapport aux autres.

Injuste par rapport aux autres ? À ce stade, j’étais en pleurs. L’institutrice eut pitié de moi et me prit par l’épaule.

– Ce la faremo, on va y arriver, me dit-elle.

Et elle m’expliqua que nous pourrions communiquer à travers le couloir, par des gestes ou des messages écrits. Quelle simplicité, en effet.

La secrétaire me raccompagna à la porte comme si j’étais une criminelle, devant le regard des autres parents, munis du « pass ».

Je ne pus jamais plus remettre les pieds à l’intérieur de cette école catholique.

Par la suite, il y eut quelques journées “portes ouvertes”, ce qui me fit bien rire. Car les portes n’étaient ouvertes qu’aux détenteurs de ce fameux sésame, sorte de carte du parti octroyant des privilèges au parfait citoyen.

Au cours de cette affreuse journée pendant laquelle je pleurai sans discontinuer ou presque, je réalisai que je ne pouvais plus entrer non plus dans un magasin non alimentaire ou pharmaceutique, ni même utiliser les transports en commun. Les bars et restaurants nous étaient interdits depuis longtemps déjà, tout comme les piscines, les centres de sport, de musique et de danse, mais à présent notre vie devait quasiment se cantonner au domicile. Je ne pouvais plus emmener mon fils en bus à son cours de piano. Ni aller chez la coiffeuse. Ni au musée, bien sûr. Ni au concert. Ni à l’hôtel si nous devions voyager quelque part.

Le lendemain, j’accompagnai les enfants à l’école dans un élan d’immense colère. Des arguments se massaient dans ma tête depuis mon éviction de la veille. Je ne voyais aucune raison valable à ces humiliations qu’on me faisait subir, et ce devant mes propres enfants, qui devaient voir chaque jour leur mère traitée comme une pestiférée. Ces arguments, philosophiques, bibliques, politiques, de simple bon sens, avaient besoin de s’exprimer, sous peine de me faire exploser la cervelle.

Je devais parler aux religieuses. Elles seules pourraient peut-être encore m’entendre. Inutile de discuter avec l’administration. L’administration “obéit”. Elle ne fait “que son travail”. Elle “respecte la loi”. C’est bien connu.

Ma voisine, qui venait de déposer ses enfants à l’école et qui était alors dans le même cas que moi, me croisa sur le trottoir.

– Ca va? Tu es sûre ?

Il paraît que j’avais une sale tête.

– Calme-toi, d’accord ?

– D’accord.

Mais je ne me calmai pas.

J’ai déposé les enfants à la porte, les confiant à la femme au pistolet. Je précise que j’ai refusé que l’on pointe cet étrange thermomètre sur le front des enfants. Le poignet ou le bras suffisaient. C’était même déjà trop. Et puis je suis allée dans le bureau d’accueil vitré dans lequel se trouvaient deux vieilles religieuses.

– Puis-je vous parler?

Immédiatement, je fus décomposée. Décomposée mais animée d’une force étrange, celle que m’avaient donnée tous mes arguments anti-discrimination martelés et remartelés pendant 24 heures.

Les religieuses, je crois, eurent un peu peur. Peut-être me prirent-elles pour une folle, ou pour une femme fragile en pleine crise de nerf.

J’ai demandé si elles trouvaient normal qu’on laisse des personnes, des parents d’élèves de leur école soi-disant accueillante et que l’on payait d’ailleurs assez cher tous les mois, à la porte d’entrée? Est-ce que Jésus aurait accepté cela?

– Non, c’est sûr que non, me dirent-elles.
– Eh bien alors? Pourquoi appliquez-vous ces règles injustes? Vous n’avez qu’à faire semblant de les appliquer, si vous craignez tant que ça la police.

J’ai dit encore beaucoup de choses, tout ce qui me passait par la tête, j’ai même mimé l’action de planter des clous dans les poignets et les pieds de Jésus, en leur disant : voilà ce que vous faites. Un peu rude, comme manière de s’adresser à des religieuses, j’en conviens. Mais aujourd’hui je ne renie pas ces propos. C’est bien le Christ qu’on crucifie. J’ai dit que nous étions comme les Juifs dans les années 30 en Allemagne. Là, en revanche, ça n’est pas passé du tout. Elles me répondirent, outrées :

– Mais ça, c’était les lois d’Hitler !

Sous-entendu : on ne peut pas comparer !

– Mais peut-être bien qu’à l’avenir nous dirons : mais ça, c’était les lois de Draghi!

Et l’on crachera sur sa mémoire avec le sentiment de faire partie du camp du Bien.

À la fin, elles m’ont demandé de me calmer et proposé de prier avec elles. J’ai eu beau insister pour qu’elles arrêtent d’appliquer ces protocoles, elles n’y ont pas consenti. Elles se sont cachées derrière l’administration et suggéré que j’aille parler à la directrice. Vu le traitement réservé la veille par la secrétaire mon amie, j’ai préféré éviter la directrice.

La colère a duré des semaines entières puis s’est calmée progressivement. On s’habitue à tout. C’est bien là le drame.

J’échangeais avec les institutrices, de temps à autre, en leur parlant par la fenêtre ou en leur écrivant des petits mots. Mes enfants ont gagné en autonomie, n’étant pas accompagnés dans leur classe par leur maman.

Un jour, je ne sais pourquoi, la colère est revenue à la manière d’un tsunami. J’ai abordé Suor F., l’une des religieuses avec qui j’avais sympathisé l’année précédente.

 Suor F. contrôlait les “Green Pass”. Elle gardait la porte de l’école bien close. Je lui dis :

– Vous trouvez vraiment normal que je reste ainsi dehors? Vous croyez vraiment que je suis dangereuse?

Sa réponse me stupéfia :

– Mais on ne peut pas laisser entrer tout le monde!

Ca alors! On ne peut pas laisser entrer tout le monde. Pour une religieuse, c’était un peu fort de café. Ou alors j’avais manqué un épisode.

Était-ce un bon exemple à donner aux enfants? Signifier concrètement qu’il y a des gens purs, qui peuvent rentrer, et d’autres, impurs, que l’on traite comme des chiens. C’était ça, leur enseignement?

D’autre part, quelle était la suite du programme, comptait-elle l’appliquer aussi? Des camps de concentration, peut-être, pour être bien sûr qu’on ne contamine personne?

Elle fut très agacée.

Je lui dis :

– Jésus a touché et guéri les lépreux. Vous pensez qu’il accepterait de tels agissements?

Elle manifesta son impatience par un geste de la main, l’air de dire : ne me parlez pas de ce type-là. Fâchée, elle ne m’adressa plus la parole et s’enferma dans son bureau vitré, seule avec son masque sur le nez.

L’auto-contamination est semble-t-il possible.

Cette école, avec sa communauté de religieuses, avait été pour moi, lors de mon arrivée en Italie, une sorte de refuge. Il y avait là, croyais-je bêtement, des personnes motivées par autre chose que “le monde”. Des personnes qui savaient mettre Dieu et l’humain au centre de leur vie. J’y avais noué des amitiés et d’agréables relations. J’étais trahie.

Une française en Italie