Frères et sœurs,
A la lumière des lectures que nous venons d’entendre et en particulier à la lumière de cette question « Bon Maitre, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle en héritage ? », nous sommes réunis ce matin dans cette basilique pour dire notre solidarité avec le monde paysan en souffrance.
Une souffrance qui n’est pas seulement d’ordre économique, même si tout se tient, mais une souffrance qui est plus profonde et qui touche à l’existentiel, au sens même de l’existence, puisqu’elle se traduit, dans un trop grand nombre de cas, par la suppression de la vie.
D’où l’importance de la question posée dans l’évangile de ce jour « Bon Maitre que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle en héritage ? ».
Les croix déposées devant la basilique traduisent la réalité de cette situation comme un signe fort qui veut nous faire prendre conscience de ce drame.
Derrière chacune de ces croix, une vie brisée, parfois dans la pleine floraison de la jeunesse.
Derrière chacune de ces croix, la souffrance d’une famille désemparée qui se croit coupable de n’avoir pas su détecter les signes avant-coureurs, de n’avoir pas su être suffisamment à l’écoute, de n’avoir su trouver les bonnes réponses, les bonnes solutions.
Derrière chacune de ces croix, le sentiment de culpabilité d’un entourage, d’une communauté humaine, qui n’a pas su trouver à temps les chemins d’une solidarité authentique et efficace.
Si un suicide, et toute mort quelle qu’en soit la cause, est toujours un drame parce qu’avec elle c’est un univers qui disparait, le suicide d’un paysan revêt un caractère particulier parce qu’il touche à une lourde symbolique.
Celui qui a la charge de la vie des plantes et des bêtes, celui qui par vocation contribue à la vie de ses frères en humanité en leur fournissant la nourriture nécessaire au maintien et à la croissance de la vie, celui-là, en est venu à détester sa propre vie jusqu’à décider d’y mettre lui-même un terme en se donnant la mort.
Nous sentons bien qu’il y a là une dimension contre-nature qui vient ajouter encore à notre désarroi : celui-là même à qui Dieu a confié la charge de la création, fait œuvre de destruction sur lui-même.
L’élément déclencheur de ce drame est souvent économique. Il n’y a pas que la guerre, il n’y a pas que les armes, qui tuent dans le monde, la loi du marché est bien plus destructrice. Elle commence avec gourmandise puis elle prend la saveur des appétits assassins, des ambitions scélérates, des pouvoirs criminels.
Les excès de la course au profit et d’un productivisme extrême s’opposent à une vision de la terre où le respect de la vie doit être le premier commandement.
Le pape François, s’inscrivant dans la pensée sociale de l’Eglise, ne cesse de nous inviter à être les artisans d’un monde dans lequel l’homme, et non la finance, doit être au cœur du système économique.
Si le paysan est plus vulnérable que les autres aux aléas parfois mortifères de la vie économique de nos sociétés, c’est parce que le lien qui l’unit à son outil de production : la terre, est un lien sacré.
Un capital peut se reconstituer, une usine peut se reconstruire, un magasin peut se racheter, mais le lien qui unit le paysan à sa terre est un lien unique et imprescriptible.
Si l’argent n’a pas d’odeur, la terre, elle, est imprégnée de l’odeur de la transpiration, des larmes et du sang des générations qui nous ont précédés. Elle est une parcelle du sol de la patrie, la terre des pères, elle est un héritage !
Elle est profondément liée à l’identité de celui qui la détient parce qu’il l’a reçue, et il est dans l’ordre des choses qu’il puisse la transmette !
Elle a l’odeur des floraisons, du grain moulu ou des vendanges, elle éveille les sens qui parlent à l’âme.
Elle a l’odeur de la vie et de l’amour, de l’espoir et de la fécondité.
Et, même si depuis les physiocrates on a fait de lui un agriculteur avant d’en faire un exploitant ou un producteur, le paysan sait que sa terre est sacrée parce que l’homme vient de la terre et qu’il doit retourner à la terre.
La terre est le lieu de l’enracinement dans lequel la philosophe Simone Weil voyait « le plus grand besoin de l’âme ».
Le paysan sait cela, il le sait par intuition, il le sait par science infuse, il le sait par grâce divine. « Bénis sois-tu, Père, parce que ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux touts petits. »
Parmi toutes ses parcelles, il en est une qui est plus sacrée que les autres, c’est celle dans laquelle reposent ses morts et qui les sanctifie toutes.
Parce que le lien qui unit le paysan à sa terre est un lien sacré, parce qu’il nous dit quelque chose de la noblesse de l’homme, le paysan veut vivre de son travail. C’est l’honneur de l’homme de vivre de son travail et pas de subventions, de primes et de délais de paiements qui lui font perdre sa fierté.
Le drame de l’agriculture, même s’il est économique, a des racines spirituelles profondes.
C’est donc aussi par des moyens spirituels qu’il nous faut y répondre.
Il faut redécouvrir la beauté de la création et la bonté du créateur comme le pape nous y invite dans sa dernière encyclique.
Le réchauffement du monde ne peut pas être compensé par le refroidissement des âmes !
Il nous faut redécouvrir la solidarité face à l’individualisme, la dimension spirituelle, la prière et le retour aux sacrements face au matérialisme, le sens face à l’action aveugle.
Que sainte Anne, patronne de la terre de Bretagne et Yvon Nicolazic, paysan Breton, nous aident à répondre à cette question que posait l’Evangile de ce jour : « Bon Maitre, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle en héritage ? »
Amen !
+ Raymond Centène
Evêque de Vannes