« Craignez la colère de la Colombe ! »
Si ce proverbe médiéval passe aujourd’hui pour une simple variante de « Méfiez-vous de l’eau qui dort », c’est que son origine biblique nous est moins évidente qu’autrefois. Nous devons en effet à la Vulgate l’image paradoxale de « colère de la colombe » (Jérémie, XXV, 38) voire de « glaive de la colombe » (Jérémie, XLVI, 16 ; L, 16), que des bibles plus « scientifiques » et désormais plus répandues, traduisent par « ardeur dévastatrice » ou « épée impitoyable ». Quiconque se sera confronté à la poésie de saint Jean de la Croix notamment comprendra de quelle richesse spirituelle on peut se priver en ne rendant pas compte de cette expression prophétique. Celle-ci, conservée malgré tout dans la mémoire populaire, se voit réduite à l’expérience commune selon laquelle les êtres enclins à la douceur sont ceux dont le ressentiment est réputé le plus redoutable, une fois leur patience épuisée. Nous sommes bien loin de la manifestation de la Justice divine que Jérémie annonçait à une humanité bientôt châtiée pour sa perversité (« La fuite sera impossible pour les pasteurs, et le salut pour les chefs du troupeau. On entend les cris des pasteurs et les hurlements des chefs du troupeau, car le Seigneur a ravagé leurs pâturages. Les champs de la paix sont en silence devant la colère et la fureur du Seigneur. Il a abandonné comme un lion sa tanière, parce que la terre a été désolée par la colère de la colombe, et par l’indignation et la fureur du Seigneur », Jérémie, XXV, 35-38).
Dans de multiples civilisations antiques, la colombe était un oiseau sacré, le symbole de la divinité mais également celui de la paix, de la fidélité conjugale, de la pureté des mœurs, de la simplicité voire de la douleur résignée. En effet, c’était communément un animal de sacrifice comme en témoigne encore la présentation de Jésus au Temple (Evangile selon saint Luc, II, 23-24).
On peut dès lors s’étonner de cette association de la colombe avec la colère ou le glaive, de l’innocence sacrificielle avec la lutte armée. Les commentateurs de Jérémie y ont vu une allusion à Nabuchodonosor, qui aurait porté une colombe dans ses enseignes, et que le prophète présente effectivement comme l’envoyé de Dieu pour châtier Israël par la conquête, l’asservissement et l’exil. Cette interprétation plausible justifierait le raccourci qu’opèrent les bibles modernes, traduisant directement « colombe » par l’idée de ravage, d’ennemi impitoyable.
Quoi qu’il en soit, ce paradoxe n’est en fait pas propre à Jérémie. Ainsi, la Bien-aimée du Cantique, colombe retirée dans la fente du rocher, surgit-elle du désert, appuyée sur son époux, « belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, terrible comme une armée en bataille » (Cantique des Cantiques, VI, 9). De même, quoique de façon plus allusive, les manifestations du Saint-Esprit dans l’Evangile témoignent de ces deux aspects : colombe au Baptême du Christ, feu et vent violent à la Pentecôte, Il est le Consolateur et le Défenseur.
Dans l’art chrétien, outre la troisième Personne de la Sainte Trinité, la colombe a très tôt figuré le Christ lui-même puis progressivement la Sainte Vierge, « l’épouse du Saint-Esprit », la Bien-aimée par excellence (« Elle est unique, ma colombe, ma parfaite ; elle est l’unique de sa mère, la préférée de celle qui lui donna le jour. Les jeunes filles l’ont vue, et l’ont proclamée bienheureuse ; les reines et les autres femmes l’ont comblée de louanges », Cantique des Cantiques, VI, 8). Conformément à cette tradition, la Chrétienté proclame Notre-Dame « la terreur de l’Ennemi, la solide tour qui garde l’Eglise, le rempart inébranlable de la cité » (Hymne acathiste) et lui attribue ses plus grandes victoires militaires contre un Islam oppresseur. De même, la messe de l’Immaculée Conception rapproche Marie et la chaste Judith dont le bras fortifié par Dieu trancha la tête de l’ennemi de son peuple.
Mais si la colombe est une figure de Notre-Dame, quel est son glaive si ce n’est paradoxalement celui qui a traversé l’âme de Marie (Evangile selon saint Luc, II, 35), le propre glaive de Dieu « pénétrant jusqu’à la division de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles, démêlant les pensées et les intentions des cœurs » (Epître aux Hébreux, IV, 12) ? Ce glaive est un glaive de justice car c’est un glaive d’innocence, « l’éternelle et limpide innocence de Dieu qui brise les cœurs » : devant l’indicible pureté de Dieu, nous serons portés à nous condamner nous-mêmes, « honteux non pas d’avoir offensé une toute-puissance mais d’avoir blessé un enfant » (A. Frossard). Nous ne pouvons que trembler devant l’inconcevable douceur de Dieu, mais Il nous convie à Lui faire confiance et à nous jeter dans cette douceur infinie pour qu’elle nous déchire à jamais d’une manière inénarrable (Père Molinié, Craindre la douceur de Dieu). Nous pouvons aussi, hélas pour notre perte, céder à la tentation de fuir et de garder notre cœur dur, indifférent au spectacle de l’Innocence crucifiée, glaive de douleur de la plus estimable des mères.
Endurons donc courageusement le glaive de la Colombe et sa « blessure suave » que chantent nos plus grands mystiques mais craignons la colère de la Colombe, la sainte colère de Notre-Dame, dont l’amour maternel nourrit une détermination absolue contre tout ce qui porterait atteinte au bonheur de ses enfants. Craignons la colère de la Colombe, comme nous y exhorte Jérémie, la colère de Dieu Lui-même, qui ne saurait rester indifférent à l’oubli de sa Loi.
L’abbé